Pierre sortit de chez le notaire le sourire aux lèvres et les poches pleines de clés, il venait de signer l’acte de vente d’une vieille ferme qu’il avait eue pour un prix dérisoire. Seul le bâtiment principal nécessitait une rénovation, pas de vieille grange ou autre bâtisse à consolider. Il y avait bien une autre construction, assez rudimentaire, mais elle pouvait être utilisée en l’état ; il ne savait d’ailleurs pas encore ce qu’il allait en faire, un garage peut-être.
Ce qui l’avait également décidé dans cet achat, c’était le reste, l’environnement immédiat : une jolie cour flanquée d’un puits s’ouvrait sur un terrain en pente d’environ 100 mètres de long. Au bout, une rangée de saules têtard longeait un petit ruisseau. Et aux alentours, si ce n’était le toit que l’on pouvait apercevoir au loin, il n’y avait que des champs.
Il avait trouvé l’annonce par hasard, il était propriétaire de son appartement et souhaitait en connaîitre la valeur, il avait donc cherché des biens similaires dans la région. S’il n’avait pas omis de préciser dans ses critères qu’il s’agissait d’un appartement, il ne l’aurait jamais vue. Sans trop savoir pourquoi, il avait eu envie de la visiter et avait contacté l’agent immobilier. La visite l’avait emballé, il s’était projeté dans cet endroit pour y passer ses week-ends ou ses vacances. Après une petite négociation, il s’était décidé et il en était maintenant propriétaire.
Il était trop tard ce soir là pour s’y rendre immédiatement ; demain c’était samedi, il ne travaillait pas et il pourrait aller en prendre pleinement possession. Même s’il était seul, il déboucha une bonne bouteille de Graves avec son repas pour fêter dignement cette acquisition. Il s’endormit la tête pleine de projets de transformation, il allait faire de sa ferme un endroit où se ressourcer pleinement au contact de la nature.
Le lendemain, il décida de ne rien emmener, il allait en reconnaissance et ne voulait s’encombrer ni d’outils ni de matériel pour commencer à rénover, il le ferait lors des prochains voyages. Après être sorti de la ville rapidement, il emprunta une série de petites routes. Lorsqu’il était allé visiter, l’agent immobilier lui avait conseillé de ne pas suivre le GPS qui faisait faire un détour, mais de prendre alternativement à droite puis à gauche à partir d’un certain point. Il avait bien eu quelques doutes, surtout qu’il s’agissait souvent de toutes petites routes, la méthode avait cependant fonctionné et en une vingtaine de minutes il était arrivé à destination.
Aujourd’hui, il avait fait de même et qui plus est, très naturellement, comme s’il s’agissait d’un itinéraire qu’il pratiquait depuis des années. Il avait suivi un tracteur un long moment, impossible de dépasser, et le trajet avait de ce fait pris un peu plus longtemps. Il se gara dans la cour et avant de descendre, il resta un moment la fenêtre ouverte, à respirer l’air de l’endroit pour bien s’en imprégner. Puis il y posa le pied d’un air conquérant, il était chez lui.
Le temps de trouver la bonne clé dans le trousseau et il entra dans la maison d’habitation. On accédait directement dans la salle à manger ; à droite, un couloir desservait une salle de bains ainsi qu’une autre pièce qu’il pourrait utiliser comme bureau ou salon. Un petit étage desservi par un escalier en bois assez raide comportait deux autres pièces, probablement des chambres. Quant à la cuisine, elle était réduite à sa plus simple expression, un meuble bas avec l’évier et un petit meuble haut, elle occupait un coin de la salle à manger.
Globalement, l’état n’était pas catastrophique, il devait y avoir eu un entretien régulier même si le dernier en date datait de quelques temps déjà. Il allait tout de même avoir du travail s’il voulait s’y sentir bien. Le sol était fait d’un vieux parquet grinçant dans un état relativement bon, sauf dans la salle à manger où c’était le règne de la tomette. Par contre, les murs étaient recouverts d’un papier peint d’un autre âge et les plafonds n’avaient plus connu le blanc depuis des lustres. Cela ne lui faisait pas peur, il prendrait le temps qu’il faudrait.
Il pensait commencer par refaire une des pièces du haut pour en faire sa chambre, ainsi que la salle de bains. La salle à manger avec le coin cuisine suivrait et pour les autres pièces, il verrait, il n’en avait pas l’usage pour le moment. Il devait cependant décaper le plancher et là, il ferait toutes les pièces en même temps afin éviter d’y revenir et ne faire de poussière qu’une seule fois.
Il lui restait l’autre bâtiment à voir, là encore, la recherche de la bonne clé se révéla compliquée. Foutu trousseau, il fallait absolument qu’il fasse le tri dans ce joyeux mélange : petites clés de cadenas, clés de serrure standard, grandes clés, de cave ou de portail, il y avait de tout. Pierre doutait que la plupart aient encore une utilité. Il trouva enfin celle qui ouvrait la porte à double battant.
Il se trouvait dans une sorte de remise toute en hauteur. Le sol était bétonné, deux fenêtres laissaient passer le jour et au plafond on pouvait voir un plancher fixé sur de grosses poutres. Il y avait donc quelque chose au dessus, une sorte de grenier auquel on pouvait accéder, semble-t-il par une trappe. Aucune échelle n’étant visible, il se dit que cela n’allait pas être simple s’il voulait y aller. Il avait pour le moment d’autres priorités et il se poserait la question en temps voulu.
Il se dirigea ensuite vers le bout du terrain, vers le ruisseau qui y coulait. Au fur et à mesure qu’il avançait, il se mit à ressentir un changement d’atmosphère, celle-ci devenait plus mystérieuse, il avait la sensation qu’il émanait une énergie contenue de cet endroit. Cela semblait provenir de l’eau et c’était le bruit qu’elle faisait en coulant qui en était à l’origine. Il ne savait pas exactement pourquoi il le pensait mais, oui, il en était quasiment certain maintenant, il y avait quelque chose dans ce bruit, quelque chose d’à la fois rassurant et effrayant.
Si on n’y prêtait pas attention, c’était juste un clapotis régulier, formé au gré des obstacles dans le lit du ruisseau. Dès lors que ses propres sens étaient en éveil, dès lors qu’on se focalisait sur ce bruit en oubliant ce qui nous entourait, on pouvait la ressentir : une force qui ne demandait qu’à être libérée, une puissance maîtrisée qui pouvait se déchaîner à tout moment. Pierre eut soudainement envie de retourner vers la ferme.
Il refit un tour complet de la maison et lista ce dont il allait avoir besoin pour les premiers travaux. Dans quelques jours, il serait en congés et il pourrait commencer, il avait hâte. Il était presque midi et la faim commençait à le titiller, il n’avait pas beaucoup petit déjeuné, tout excité qu’il était par la perspective de venir à la ferme. Il se souvint avoir vu une auberge sur la route en venant, c’était l’occasion d’aller tester si la cuisine y était bonne. Il se mit en route après avoir refermé la maison et l’autre bâtiment qu’il avait décidé d’appeler le garage.
Il repartit directement après le déjeuner, sans repasser à la ferme. Il y avait un magasin de bricolage à l’entrée de la ville et il s’y arrêta pour faire les achats qu’il avait listés. En ressortant, il se trouva en pleine heure de pointe et il dut mettre sa patience à rude épreuve pour arriver jusque chez lui. Cela promettait pour ses futurs allers-retours pendant les travaux, peut-être devrait-il envisager de rester quelques nuits sur place pour s’éviter des trajets.
Les jours suivants, Pierre n’eut pas trop l’esprit à son travail, il pensait à la ferme et aux travaux à réaliser. En plus, il travaillait sur un sujet qui ne le passionnait pas vraiment et les journées étaient interminables. Ses congés arrivèrent enfin et le soir même il prépara tout ce qu’il devait emmener. Dans un premier temps, il avait décidé de faire le trajet tous les jours, surtout afin de pouvoir passer au magasin le soir car, c’était certain, il allait lui manquer pas mal de choses les premiers jours.
C’est effectivement ce qu’il se passa et il dut y retourner deux fois. Le troisième soir, il changea de magasin et acheta ce qu’il fallait pour camper dans la maison ; c’était décidé, il resterait dorénavant sur place. Il fit aussi quelques courses et comme il avait pris l’habitude de prendre le repas du midi à l’auberge, il n’acheta que le nécessaire pour le petit déjeuner et des repas du soir légers.
Les travaux avançaient bien, il avait commencé par la pièce du haut qui lui servirait de chambre et il s’attaquait maintenant à la salle de bains. Alors qu’il déplaçait un meuble, il eut la surprise d’entendre quelque chose tomber par terre et en se baissant pour le ramasser, il vit que c’était un vieux magazine, pour hommes. Il le feuilleta rapidement et ce qu’il y vit étant de nature à le distraire un peu trop de son bricolage, il le mit de côté pour le regarder plus tard.
Ce soir là, après manger, il commença à feuilleter ce qu’il avait trouvé dans la journée. Il avait bien vu, c’était une revue typiquement masculine, avec son lot de photos de femmes plus ou moins dénudées. Cela le fit sourire et lui rappela son enfance lorsqu’il en avait découvert une et qu’il la regardait en cachette. Une fois son père l’avait surpris, il avait été puni de sortie pour jouer avec ses copains pendant une semaine entière. Il se fit la réflexion qu’à cette époque là, les photos n’étaient pas retouchées et les femmes qui posaient non plus, que du naturel.
Forcément, il eut un peu de mal à s’endormir et de fil en aiguille, il se remit en tête plein de souvenirs d’enfance. Les coups de sonnette avec les copains, l’espionnage des filles dans les vestiaires de la piscine, les visites dans une usine abandonnée, tout cela lui revenait en mémoire et la nostalgie l’envahissait. Lorsqu’enfin le sommeil arriva, il fut peuplé de cauchemars où des lutins maléfiques détruisaient chaque nuit ses travaux de la journée, il lui fallait sans cesse recommencer.
Ce matin là, fort heureusement, aucun lutin n’avait sévi et il se remit au travail sans grande motivation. Comme il n’arrivait pas à grand-chose et que tout lui semblait aller de travers, il décida de s’arrêter et d’explorer le « garage ». Sa curiosité était toujours fixée sur la trappe qui permettait d’accéder à l’étage du dessus, il eut beau regarder partout, il ne voyait toujours pas d’échelle. Il sortit et fit le tour du bâtiment : il voulait vérifier s’il n’y avait pas un accès extérieur qu’il n’aurait pas encore repéré, il n’en trouva pas. Ce qu’il trouva en revanche, ce fut une échelle en bois posée sur le mur à l’arrière ; elle n’était pas de toute fraîcheur, mais paraissait tout de même assez solide pour supporter son poids.
En grimpant les premiers échelons, il eut une légère appréhension, il s’attendait presque à entendre le craquement sinistre d’un barreau qui cédait. Ils tenaient bon et cela l’encouragea à poursuivre son ascension. Comme la trappe se trouvait dans un angle, il y avait un mur sur le côté qui le rassurait ; il y posait régulièrement une main comme pour s’y retenir en cas de chute. Ses jambes tremblaient, mais il continuait, motivé par l’envie de la découverte plus forte que sa peur du vide.
Arrivé tout près du plafond, il se risqua à lâcher l’échelle d’une main pour pousser sur la trappe et l’ouvrir, elle ne bougea pas d’un pouce. Pierre était dépité, il avait vaincu sa peur et voilà qu’il se retrouvait coincé en haut de cette échelle, tout près du but. Il allait renoncer quand il vit la serrure, la trappe devait être fermée ; avec un peu de chance, la clé se trouvait sur le trousseau qu’il avait reçu.
Une fois redescendu, Pierre dut chercher quelque temps pour mettre la main sur les clés qu’il avait mises de côté car elles ne servaient pas. Il finit par les trouver et isola celles qui lui semblaient correspondre à la serrure de la trappe, il y en avait quatre. Curieusement, il trouva sa deuxième montée de l’échelle plus facile et la troisième clé qu’il essaya fut la bonne. Une fois la trappe ouverte, il découvrit l’étage et la déception la frappa de plein fouet.
Rien, il n’y avait rien sur ce plancher, tous ces efforts pour ne rien découvrir. En observant mieux, il vit cependant qu’il y avait quelque chose, il ne l’avait pas vu au premier regard. Un petit coffre était posé sur le bord, non loin de la trappe et il put l’attraper en étendant le bras ; c’était tant mieux car il n’avait pas envie de s’aventurer loin sur ce plancher à la solidité douteuse. Le coffret était lui aussi fermé à clé, mais comme il était léger, il put le prendre sous le bras pour le redescendre, il n’avait pas envie de remonter une nouvelle fois avec la clé, si tant est qu’il puisse la trouver.
Un peu gêné car il ne pouvait tenir l’échelle que d’une main, il réussit tant bien que mal à redescendre sauf qu’il faillit perdre l’équilibre et se rattrapa des deux mains à l’échelle. Son geste eut pour effet de faire tomber le coffret qui se fracassa sur le béton. « Au moins je n’aurai pas à chercher la clé », se dit-il. En arrivant près du sol, il vit un petit carnet à côté du coffre éventré, il le ramassa.
Le carnet avait l’air très ancien, il n’aurait su dire de quelle époque, la reliure plein cuir était de grande qualité, à l’intérieur, des pages et des pages remplies d’une écriture manuscrite très lisible. Chaque page contenait des chiffres ainsi qu’une phrase dans une langue qui lui parut étrangère car il ne comprenait rien à ce qui était écrit. La belle découverte s’il ne comprenait pas, il faudrait qu’il le montre à un spécialiste. Oui, mais un spécialiste de quoi ? Il n’en avait aucune idée ! Un spécialiste des langues, des livres anciens, … Comme il était l’heure d’aller déjeuner, il laissa ses interrogations sur le côté pour le moment.
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– Non, il ne faut pas qu’il s’en serve, il faut le détruire, le brûler, c’est dangereux.
Dans la maison de retraite du Beau séjour, le vieil homme était assis dans son lit et il criait, il prononçait cette phrase en boucle. Les aides soignantes, accourues en nombre dès qu’elles l’avaient l’entendu, ne parvenaient pas à le calmer. Lui d’ordinaire si tranquille, était dans un état d’excitation qu’elles ne lui avaient jamais connu. Il finit tout de même par s’arrêter, il n’avait visiblement aucun souvenir de sa crise et il regardait autour de lui d’un air surpris, se demandant ce que tout ce monde pouvait bien faire dans sa chambre.
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La première fois qu’il était entré dans l’auberge, Pierre avait tout de suite remarqué qu’il s’agissait d’un restaurant d’habitués. La serveuse parlait avec tout le monde et avait chaque fois un petit mot auprès des clients pour s’enquérir de la santé d’un enfant avec l’un, de la charge de travail avec un autre. Avec Pierre, elle avait été juste professionnelle au début, mais il venait maintenant tous les jours, et il était devenu un habitué lui aussi. Il trouvait même que le courant passait bien entre eux et il l’avait surprise plusieurs fois à regarder dans sa direction avec un regard qui en disait long, il pensait qu’il lui plaisait.
Malgré le temps passé dans le garage, il était arrivé plus tôt que d’habitude et elle le lui fit remarquer. Elle avait un peu de temps, la plupart des clients n’étaient pas encore arrivés et elle lui demanda si elle pouvait s’asseoir à sa table pour faire connaissance, il accepta volontiers.
– Comment êtes-vous arrivé dans la région ? On ne vous voyait pas avant. Remarquez, ça fait du bien de voir des têtes nouvelles, les gens d’ici sont gentils, mais leur conversation est assez limitée. Et puis, ils sont plus âgés que moi alors que vous, vous semblez avoir à peu près le même âge.
Pierre lui raconta comment il avait trouvé l’annonce de la vente de la ferme, sa décision de l’acheter et les travaux qu’il était en train de faire.
– C’est vous qui avez racheté le ferme ? Je savais qu’elle était en vente, pas qu’elle avait été achetée. Figurez vous que mon grand-père y a vécu et un peu mes parents aussi avant que je naisse, c’était une maison de famille transmise de génération en génération. Quelqu’un l’avait rachetée il y a quelques années et avait commencé une rénovation, il est tombé malade et a du abandonner. C’est bien que vous vous en occupiez à nouveau, cela aurait été dommage de la laisser à l’abandon.
– Le monde est petit, répondit Pierre, quel hasard. Si vous voulez, je peux vous la faire visiter, je pense que vous ne l’avez pas vue depuis longtemps.
Il voyait dans cette proposition l’occasion de se rapprocher de la serveuse qui lui plaisait bien aussi. Même si elle n’y avait pas vécu, c’était une maison familiale et une visite ferait sûrement remonter des émotions.
– Ce serait super, figurez-vous que j’y ai tout de même certains souvenirs. Entre le moment où mes parents l’ont quittée et celui où quelqu’un la rachetée, il s’est écoulé pas mal de temps. Elle était encore vide quand j’étais adolescente et il m’est arrivé d’y aller, comment dire, avec un garçon, vous voyez. En le disant, un petit sourire malicieux s’était formé sur son visage et elle regardait Pierre d’un air légèrement coquin.
– Et bien, je comprends mieux votre intérêt dans ce cas, dit Pierre en souriant. Quand pouvez-vous venir ? De mon côté, je n’ai pas de préférence, j’y suis tout le temps donc tout me va.
– Je finis mon service vers 16 heures et j’ai une visite à faire ensuite, ce ne sera pas long. Et ce soir, je ne travaille pas, que diriez-vous que je passe vers 18 heures.
– Parfait, pour l’apéritif alors, répondit-il tout en se disant qu’il n’avait pas grand chose à offrir, ils feraient avec, il n’y avait pas tellement de quoi faire des courses dans le coin.
– Juste une dernière chose poursuivit Pierre. J’ai trouvé une sorte de carnet là bas et comme votre grand père y a vécu, je me demandais s’il ne saurait pas par hasard ce que c’est ?
– Je lui demanderai, c’est justement lui que je vais voir après mon travail, il est dans une maison de retraite. Maintenant, il faut que j’y aille, les clients arrivent. Au fait, je m’appelle Louise.
– Et moi Pierre.
–..–
Il était en train de consulter le menu du jour quand il vit Louise s’installer à la table de l’étranger, toujours à être attirée par les jeunes hommes celle là. Il avait repéré ce gars là depuis chez lui, c’était le nouveau propriétaire de la ferme. Il l’avait observé avec ses jumelles, l’avait vu amener plein de matériel puis repartir et ensuite rester la nuit. Voulait-il s’installer dans la ferme une fois les travaux terminés ? En faire une résidence secondaire ?
Il n’aimait pas beaucoup les nouvelles têtes, surtout les gens de la ville qui venaient à la campagne pour se divertir, se changer les idées comme ils disaient. Lui il y était né, il savait quelle vie on y menait, parfois dure, sans le confort que les citadins cherchaient à recréer avec ce qu’ils appelaient des rénovations.
Un jour en observant son voisin, il l’avait vu entrer dans l’annexe et en ressortir avec un carnet à la main. Et maintenant, au milieu des bavardages qu’il avait entendu, il avait compris qu’il se renseignait à son sujet. Lui, il savait ce que c’était, il savait quel pouvoir il contenait et mieux valait pour tous que personne ne le réveille ce pouvoir ; il allait devoir y veiller.
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Cette après-midi là, Pierre fut beaucoup plus efficace que le matin, il travaillait en sifflotant et il ne vit pas le temps passer, tout occupé à penser à Louise. Maintenant, il fallait qu’il se dépêche s’il voulait avoir le temps de prendre une douche et se changer avant qu’elle n’arrive.
Louise arriva un peu après 18 heures sur un scooter néo rétro flambant neuf. Elle s’était changée et portait une jupe jaune avec un haut blanc et un gilet bleu pétrole, elle était très belle. Pierre lui fit faire le tour de la ferme, ce qui était somme toute assez rapide. Dans le garage, il lui raconta ses péripéties lors de la découverte du carnet, cela la fit bien rire quand elle apprit qu’il avait du redescendre et remonter parce qu’il n’avait pas la clé.
– Je n’ai pas grand-chose en guise d’apéritif, lui dit-il, quand ils eurent terminé de faire le tour des pièces dans la maison, un vin cuit ou de la bière aromatisée à la tequila.
– Va pour la bière, normalement je n’aime pas, mais je fais une exception pour celle-ci.
Pierre opta pour la même chose et ils trinquèrent à la santé de la ferme qui avait connu son grand-père et ses parents.
– A propos, enchaîna Pierre, tu as vu ton grand-père ? Tu as pu lui demander s’il savait quelque chose à propos du carnet ? Le tutoiement était venu naturellement, il ne s’en rendit compte qu’après.
Louise sourit, elle était visiblement ravie du rapprochement que ce tutoiement provoquait.
– Oui, je l’ai vu, tu sais, il n’a plus toute sa tête et il ne s’est souvenu de rien à propos de ce carnet. Il m’a dit qu’il n’était jamais monté à l’étage dans ce que tu appelles le garage. Au fait, on peut le voir ce fameux carnet ? Où l’as-tu caché ?
–..–
Il ne pouvait pas agir ce soir, la fille était là et elle allait sûrement rester dormir, ces deux là allaient passer du bon temps. Au moins pendant ce temps, l’étranger ne penserait plus au carnet, il n’essaierait pas de comprendre quel en était le contenu, cela lui donnait un peu de répit. Il ne pouvait pas savoir comme il se trompait.
–..–
Pierre était allé chercher le carnet qu’il avait tout simplement laissé sur la table de camping. Il n’avait qu’une chaise aussi s’assirent-ils par terre pour que Louise et lui puissent le regarder ensemble. Comme il s’y attendait, Louise ne connaissait pas plus que lui la langue utilisée. Quand à la signification des chiffres présents sur chaque page, ce fut elle qui émit l’hypothèse qu’ils pouvaient corresponde à des dates. En considérant que les deux premiers chiffres étaient le mois et les deux autres le jour, cela pouvait coller.
S’il s’agissait bien de dates, ce qui n’était toutefois qu’une hypothèse, il n’y avait pas d’année indiquée et aucune logique entre elles, juste une succession irrégulière, d’une vingtaine environ. Ils eurent beau chercher un lien, ils n’en trouvèrent pas et finirent par abandonner non sans avoir noté qu’une des dates éventuelles était dans 3 jours.
Après une deuxième bière, Pierre proposa qu’elle reste pour manger, ils avaient passé du temps sur ce foutu carnet et il avait envie d’en savoir un peu plus sur elle. Et puis il fallait qu’elle digère les bières avant de prétendre reprendre la route, il n’avait pas grand-chose, mais il allait bien pouvoir leur préparer un bon petit plat. Louise accepta avec plaisir, elle ne se sentait pas de conduire le scooter tout de suite, la compagnie de Pierre lui était très agréable et elle avait aussi envie d’en savoir plus sur lui.
Il lui restait des pommes de terre cuites la veille et après les avoir fait griller à la poêle, il prépara une omelette avec quelques œufs et la mélangea aux pommes de terre. Complété d’une salade verte, ce plat tout simple plut beaucoup à Louise. Ils échangèrent sur leur histoire, leurs goûts en matière de cinéma, de musique et le parcours qui les avait amenés à exercer le travail qu’ils occupaient. Le courant passait bien et ils eurent plusieurs crises de fou rire à l’évocation de leurs bêtises d’enfance.
En parlant de certaines de ces bêtises d’ailleurs, Pierre repensa à ce qu’il avait trouvé derrière le meuble de la salle de bains, il alla le chercher pour le lui montrer. Elle connaissait l’existence de ce genre de magazine bien sûr, elle n’en cependant avait jamais vraiment feuilleté, elle regarda avec intérêt les poses prises par les femmes sur les photos. Puis, d’un coup, elle se leva et se campant les mains sur les hanches devant Pierre, elle lança :
– Et moi, tu me trouves comment ? Est-ce que je suis aussi belle qu’elles ?
– Je ne sais pas, il faut voir, dit-il, en rigolant. Pour bien comparer, il faudrait que tu prennes les mêmes poses et bien sur, dans la même tenue.
En disant cela, il se demandait s’il n’était pas allé trop loin, si elle n’allait pas se bloquer à l’idée de poser comme les femmes du magazine. Il s’excuserait si c’était le cas et sinon, et bien, il ne regretterait pas de l’avoir suggéré.
– Chiche répondit Louise, montre moi une photo et je fais pareil. Enfin, tout dépend quand même, je me réserve le droit de refuser selon la pose.
Avec cette réponse, il comprit qu’elle allait relever le défi, tout en respectant certaines limites. Après tout c’était normal, elle était un peu éméchée à cause de l’alcool, mais pas au point de rejeter toutes ses barrières et puis, ils ne se connaissaient pas encore beaucoup. Il choisit une photo relativement soft sur laquelle la femme laissait voir sa poitrine par un décolleté plongeant tout en étant penchée en avant.
Louise observa attentivement le cliché puis se dirigea vers la salle de bains. Elle revint très vite et se pencha devant Pierre, exactement comme sur la photo. Elle avait enlevé son soutien gorge et ouvert suffisamment de boutons pour qu’il puisse apprécier ce qu’il voyait.
– Tu vois que je suis capable, allez une autre.
Cette fois, il en choisit une sur laquelle la femme n’avait plus rien en haut et relevait sa jupe jusqu’à la taille, découvrant une culotte baissée à la limite de la décence. Louise ne se démonta pas et copia la pose. Pierre appréciait et il se demandait quelle serait la prochaine photo qu’il choisirait quand Louise sembla reprendre ses esprits, elle lui dit qu’elle allait rentrer. Un sourire qu’il n’arriva pas à qualifier accompagna ses paroles.
– Pas tout la première fois, il faut savoir attendre. Nous n’allons pas épuiser toutes les poses de suite, il faut en garder pour d’autres soirs. Demain soir je travaille, mais après-demain, je crois que j’aurai bien envie de jouer à nouveau au mannequin avec toi en guise de photographe.
– Laisse-moi te raccompagner, tu as assez bu et ce n’est pas prudent que tu conduises même un scooter. Et d’accord pour après demain, de toute façon, demain soir je vais rentrer tard, je dois retourner chez moi pour un rendez-vous et chercher quelques affaires.
– Ca va aller ne t’inquiète pas, je ne vais pas loin et j’ai besoin de mon scooter pour travailler, je ne peux pas le laisser ici.
– Très bien, envoie-moi un message quand tu seras arrivée, je te laisse mon numéro.
– Ok, à bientôt, répondit-elle, tout en notant le numéro dans son répertoire.
Il reçut le message peu de temps après. « J’ai passé une très bonne soirée, essaye de bien dormir et à bientôt pour de nouvelles expériences ».
Le lendemain, Pierre partit pour son rendez-vous prévu de longue date, un bilan de santé. Il n’avait rien de particulier, il avait juste reçu une proposition pour le faire et avait accepté car c’était pendant ses vacances ; à l’époque il ne savait pas qu’il serait en plein travaux. Pas grave, il avait besoin d’un petit break avec le bricolage et devait également passer chez lui, comme il le lui avait dit.
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Il vit l’étranger qui s’en allait, il devait sûrement aller faire quelques courses et serait de retour dans pas longtemps. Il voulait aller chercher le carnet, mais il ne pouvait prendre le risque et on était encore en plein jour. Après plusieurs heures, le voisin ne revenait toujours pas, il trouvait cependant que c’était toujours aussi risqué et il attendit encore ; il se décida finalement à la tombée du jour.
Il n’avait pas très long à parcourir pour rejoindre la ferme, surtout en passant pas le petit sentier à peine visible qui longeait le ruisseau. Une fois sur place, il savait par où entrer, une fenêtre du salon ne fermait pas bien. Comme il s’y attendait, il n’y avait quasiment pas de mobilier dans la maison, tout juste du matériel de camping pour les besoins de base, manger et dormir.
Du coup il ne savait pas trop où chercher, il n’y avait aucune cachette si ce n’est sous le matelas pneumatique, dans la valise ou bien les cartons dans lesquels était stockée la nourriture. Il en fit rapidement le tour et ne trouva rien, il allait devoir regarder dans tous les recoins et aussi explorer la remise. Il allait s’y atteler quand il entendit un bruit de moteur ; l’éclat lumineux des phares éclaira l’intérieur de la maison pendant qu’il repartait par là où il était arrivé.
–..–
Pierre était fatigué, le bilan de santé avait été éprouvant, il avait passé beaucoup de temps à attendre, subir des examens, répondre à des questions. C’était nécessaire bien sûr, mais il trouvait que cela aurait pu être plus rapide, plus efficace. Il était ensuite passé chez lui et avait failli ne pas revenir ce soir à la ferme. Il préférait tout de même encore rouler le soir que le lendemain matin, il pourrait ainsi se lever un peu plus tard.
Il eut une drôle d’impression en entrant, la sensation que quelqu’un était venu. Rien ne l’expliquait à première vue, mais voilà, il le ressentait. Un changement d’ambiance, une légère odeur inhabituelle, peu de choses en fait suffisaient à donner ce sentiment. Attiré par un léger courant d’air, il se dirigea vers le salon, la fenêtre était légèrement entrouverte et on sentait l’air du dehors. Tiens, je pensais pourtant l’avoir laissée fermée, elle ne doit plus très bien fonctionner, elle se sera ouverte avec un coup de vent, il faudra que j’arrange ça. Ou alors s’agirait-il d’un visiteur indésirable ? Il ne pensait pas que cela fut possible ici.
Un tour rapide lui apprit que rien n’avait disparu. Il reposa sur la table le carnet qu’il avait emmené avec lui sans trop savoir pourquoi, puis il ne tarda pas à aller se coucher non sans avoir vérifié que toutes les fenêtres étaient bien fermées. Il ne rêva pas de lutins destructeurs, plutôt de Louise et de la soirée agréable qu’à n’en pas douter, ils allaient passer ensemble.
–..–
Il avait bien failli se faire prendre, il s’en était fallu de peu. Si le bruit de moteur ne l’avait pas alerté, il aurait certes eu le temps de sortir, mais risquait fort de se faire voir dans la maison éclairée par les phares. Il avait eu juste le temps d’enjamber la fenêtre avant que la voiture n’arrive, et dans sa hâte il n’avait pas pris le temps de bien la refermer. Tant pis, l’étranger ne s’apercevrait probablement de rien.
–..–
A son réveil, Pierre était en pleine forme, la fatigue de la veille avait disparue et il avança bien dans les travaux. Lors de la pause du midi à l’auberge, Louise était très occupée, mais cela ne l’empêcha pas de lui jeter des coups d’œil réguliers. Il la trouvait craquante dans son jean et il se rendit à peine compte de ce qu’il avait dans son assiette. L’après midi lui parut longue et, comme la première fois où elle était venue, il termina tôt pour se rendre présentable. Qu’il soit en tenue de travail à l’auberge passait encore, par contre, pour une soirée en tête à tête, il fallait qu’il se sente bien.
Il entendit le scooter de Louise alors qu’il terminait de préparer le repas. Cette fois, il avait prévu des cordons bleus tout préparés, ramenées la veille et conservées dans sa glacière de camping ; avec des petits champignons à la poêle et des haricots verts, ce serait parfait. Ces petits réchauds à gaz étaient bien pratiques et permettaient de cuisiner presque comme à la maison. Il avait également acheté deux mille feuilles en guise de dessert, il les adorait. Il éteignit le réchaud, il réchaufferait juste avant de manger.
En guise d’apéritif, Louise choisit cette fois le vin cuit et il fit de même. La bière lui avait probablement un peu trop tourné la tête la fois dernière, surtout qu’elle en avait bu deux. Ce soir, ils ne savaient pas trop comment se comporter tous les deux, ils abordaient divers sujets sans les approfondir puis se taisaient. La spontanéité et le naturel de la première rencontre étaient loin et ils osaient à peine se regarder. Ils avaient pourtant envie l’un de l’autre, ils le savaient, mais aucun des deux n’osait faire le premier pas.
Après le repas, Louise rompit le silence en demandant à revoir le carnet.
– Te souviens-tu qu’il y a une date qui correspond à demain, dit-elle, en recherchant la page.
– Oui c’est vrai, tu l’as trouvée ?
– C’est bon, je l’ai. C’est toujours aussi obscur. Peut-être s’agit-il d’une incantation ou de quelque chose qu’il faut réciter à voix haute ? On ne risque rien à essayer.
– Tu as raison et tant qu’à faire, autant le faire dans un endroit un peu mystérieux, cela ajoutera à l’ambiance. Je te propose de le faire sans attendre à minuit pile soit zéro heure demain, près du ruisseau au bout de la prairie.
Pierre se demandait si c’était une bonne idée car il ne s’était pas senti très à l’aise à cet endroit la dernière fois. Il avait cependant envie de savoir si elle ressentirait la même chose et puis, l’idée de frissonner ensemble en se faisant peur le séduisait assez, c’était le genre d’expérience qui rapprochait deux personnes.
– D’accord, fit Louise. Il reste pas mal de temps en attendant minuit, je me demande bien ce que l’on va pouvoir faire d’ici là.
C’était comme si la perspective de l’excursion nocturne avaient réveillé son excitation, elle avait un petit regard malicieux. Elle l’avait certainement aperçu en arrivant car elle se dirigea sans hésitation vers l’endroit où se trouvait le magazine et elle le lui tendit.
– Je crois bien que nous n’avons pas tout exploré la dernière fois, ouvre une page au hasard.
C’est ce qu’il fit. La photo montrait une femme entièrement nue, de dos, la tête tournée vers le photographe, il la lui montra. Cette fois, Louise ne s’éclipsa pas dans la salle de bains, elle se tourna et entreprit de se déshabiller lentement. Lorsqu’elle eut terminé, elle regarda en arrière pour voir la réaction de Pierre. Elle éclata de rire en voyant son expression, il avait l’air subjugué, il n’arrivait pas à détacher son regard de son postérieur.
– Et bien, on dirait que je te fais de l’effet. Et comme ça, ta langue va tomber par terre comme celle du loup du dessin animé ?
Elle se retourna et commença à s’approcher doucement.
« Elle est vraiment belle» pensa Pierre tout en la regardant se diriger vers lui, je crois bien que je suis en train de tomber amoureux.
Louise prit l’initiative, elle l’attira tout contre elle pour l’embrasser. Leur baiser fut intense, ils en avaient envie depuis longtemps. Pierre la prit par la main pour l’emmener dans la chambre, le matelas gonflable n’était pas très confortable, ils s’en fichaient et ils s’amusèrent de ses mouvements incontrôlés.
Ce fut lui qui regarda sa montre le premier : bientôt minuit, il fallait qu’ils bougent s’ils voulaient être sur place à temps pour leur « cérémonie ». Il se pencha sur Louise et déposa un baiser sur ses lèvres. Elle ouvrit les yeux et le regarda profondément.
– On y va ? Questionna-t-il, il faut se dépêcher si on veut être à l’heure.
– C’est parti, n’oublie pas le carnet, je ne pense pas que tu aies retenu le texte par cœur.
Après s’être habillés en hâte, ils se dirigèrent vers le ruisseau. En approchant, il retrouva la sensation de mystère déjà ressentie, le trouble que le clapotis de l’eau lui procurait. Il demanda à Louise si elle ressentait la même chose, elle répondit que non, elle n’entendait qu’un bruit d’eau rassurant et reposant.
L’ambiance du lieu était propice à la solennité et ils attendaient tous les deux, tranquillement, sans parler, que l’heure fatidique arrive. Il était minuit tout pile quand Pierre ouvrir le carnet et commença à lire le texte à haute voix.
– « Quaratum nexit faucim que pora el aqua i gramin tourem. Neo prios taquori manul i asserma del terra proquo aqua fortima colire. Puiste norare mondo i betas quomer. »
Ils ne s’attendaient pas à quoi que ce soit, ils ne furent donc pas surpris quand il eut terminé et que rien ne se passa. Soit il ne s’agissait pas d’une incantation, soit son effet n’était pas visible immédiatement, soit, et c’était le plus probable au vu d’un esprit cartésien, elle n’avait aucun effet. Pas grave, ils avaient partagé un moment de complicité et c’est ce qui importait à leurs yeux, cela ressemblerait à un souvenir d’enfance tels ceux qu’ils s’étaient racontés. Ils remontèrent à la ferme en se tenant la main, heureux d’être ensemble.
Cette fois, Louise n’insista pas pour repartit en scooter, il était trop tard et elle avait envie de passer la nuit avec Pierre. Elle ne tarda pas à s’endormir contrairement à lui, il n’arrivait pas à trouver le sommeil, il se questionnait sur la signification du texte du carnet. Même s’il était sceptique, il avait été déçu que rien ne se passe, il avait fini par y croire, par penser que la phrase pouvait déclencher quelque chose.
N’y tenant plus, il se leva discrètement et retourna au ruisseau. Il n’était plus minuit, mais peu importait, il voulait tenter sa chance une nouvelle fois. Après tout, rien ne disait qu’il fallait qu’il soit absolument minuit, pourquoi pas n’importe quelle heure de la journée, pourvu que la date coïncide. Il renouvela la lecture du texte et cette fois il hésita moins, il l’avait déjà récité.
Au début, rien ne se passa, encore une déception puis, progressivement, le bruit de l’eau se fit plus fort, plus effrayant. C’était comme si l’énergie qu’il avait perçue lors de sa première visite se libérait, comme si ce qui la contenait cédait progressivement. Il eut d’un coup une sensation d’humidité, il baissa la tête et se rendit compte qu’il avait les pieds dans l’eau, il recula instinctivement.
L’eau montait inexorablement, il dut reculer plusieurs fois pour ne pas être submergé. L’endroit où il se tenait précédemment était maintenant entièrement à la merci des flots. En même temps, le grondement, car à ce stade il ne s’agissait plus d’un clapotis, se faisait de plus en plus menaçant, les arbres craquaient sous le poids de l’eau, quelques uns basculèrent dans le torrent et furent emportés. Pierre courut jusqu’à la ferme en priant pour que l’eau n’y arrive pas.
Il s’arrêta pour reprendre son souffle en haut de la prairie et se retourna : l’eau était encore montée, il lui semblait toutefois que c’était moins rapide, qu’elle se stabilisait. Le grondement et les flots étaient toujours aussi forts, mais ils ne progressaient plus et petit à petit, tout se calma, l’eau redescendit, le bruit diminua jusqu’à redevenir celui auquel il était habitué. S’il n’y avait pas les traces des arbres arrachés, on aurait juré qu’il ne s’était rien passé.
–..–
Dans la maison de retraite, le vieil homme se réveilla en sursaut, il se remit à crier, ce qui eut pour effet de réveiller quasiment tous les pensionnaires de l’étage.
– Non, il ne faut pas, Gaspard fait quelque chose, je t’en prie. Il faut le détruire, tu m’entends, le détruire.
–..–
Pierre rentra dans la maison encore abasourdi par ce qu’il venait de voir. Apparemment, Louise n’avait rien entendu car elle dormait toujours d’un sommeil profond. Il hésita à la réveiller pour lui raconter, mais se dit qu’elle n’allait pas le croire, il attendrait demain matin. Malgré son état d’excitation, il ne tarda pas à s’endormir.
Il lui raconta son aventure le lendemain et, comme il s’y attendait, elle eut bien du mal à le croire : elle disait qu’il s’agissait probablement d’une ouverture de vanne accidentelle, il y en avait en amont et cela était déjà arrivé à sa connaissance.
– Tout de même, il se serait agit d’une drôle de coïncidence, pile au moment où j’ai récité la phrase, admettons, pourquoi pas.
– Je vais regarder le journal et vérifier s’ils n’en parlent pas, vu l’heure à laquelle cela s’est produit, pas évident qu’ils aient eu le temps avant le bouclage de l’édition. Maintenant je dois filer, j’ai à faire et je travaille ce midi, à toute à l’heure.
–..–
Il avait été réveillé par le bruit cette nuit là. Après s’être levé pour en déterminer l’origine, il l’avait vu. Il avait vu l’étranger près du ruisseau, d’abord immobile puis reculant au fur et à mesure que l’eau montait pour finir par courir et se réfugier près de la ferme, il avait vu le carnet dans sa main. C’était donc ça, il avait prononcé une de phrases qui y était inscrite, le bon jour qui plus est, et l’effet avait été immédiat. Il fallait absolument qu’il récupère ce carnet et le détruise, il le devait à son ami.
–..–
Quelque peu rassuré par les explications de Louise, Pierre se remit au travail, il devait se débarrasser de déchets liés à ses travaux et décida de faire un feu. Pas de déchetterie proche, tant pis, il ne recyclerait pas cette fois-ci, il allait tout brûler ; il était consciencieux sur ce sujet d’ordinaire, mais là, il n’avait pas trop le choix. Il y mit diverses choses, du papier peint arraché, des morceaux de bois, un carnet, …
Alors que le feu battait son plein, il eut la surprise de voir arriver un paysan d’un certain âge. Mis à part Louise, il s’agissait de la première visite de quelqu’un depuis qu’il avait acheté la ferme.
– Bonjour, dit l’homme, je m’appelle Gaspard, je suis votre voisin, de la maison là-bas au-delà des arbres, j’ai vu de la fumée alors je suis venu voir. Je savais que la ferme avait été rachetée, je ne pensais pas que quelqu’un était déjà sur place.
– Bonjour, oui je suis ici depuis plus d’une semaine, je suis en congés et j’ai entamé la rénovation de la maison, je brûle quelques trucs, j’espère que la fumée ne vous dérange pas.
– Non, pas du tout, on a l’habitude par chez nous de brûler ce dont on n’a plus besoin. Pas comme à la ville où c’est interdit, et où il faut faire parfois des kilomètres pour le déposer dans une déchetterie.
Gaspard enchaîna sur la question qui lui brûlait les lèvres.
– Dites, je me demandais, je connaissais bien le grand-père de Louise quand il habitait ici, on était amis. Je sais qu’il conservait précieusement un petit carnet. J’aimerais le récupérer si vous voulez bien, il me fera un souvenir du bon temps passé avec lui. Enfin, si vous l’avez trouvé, ajouta-t-il tout en sachant très bien ce qu’il en était.
– Un carnet ? Oui, j’en ai effectivement trouvé un, comme je ne comprenais rien à ce qui y était inscrit, je m’en suis débarrassé, je lai jeté au feu. Tenez, regardez, il est là.
Gaspard regarda dans le feu et, à l’endroit qu’indiquait l’étranger, il l’aperçut en train de se consumer. Il faillit s’emporter après Pierre pour avoir brûlé le précieux document, mais en se ravisant, il trouva que c’était bien, il voulait de toute façon le détruire lui-même et là, c’était chose faite. Il aurait bien aimé le consulter à nouveau ; tant pis, c’était mieux comme ça.
– Ah, tant pis, je me rabattrais sur d’autres souvenirs, j’en ai beaucoup., je vais vous laisser à votre travail, au revoir.
– Au revoir, répondit Pierre, repassez quand vous voulez.
Il l’avait dit par politesse, il n’en avait pas envie. Cet homme lui avait été antipathique dès qu’il l’avait vu arriver. C’est pour cette raison qu’il lui avait faire croire que le carnet était dans le feu alors qu’en réalité, il avait brûlé un carnet de notes dont il n’avait plus besoin. Il n’avait qu’à le demander au grand-père quand celui-ci avait quitté la maison s’il y tenait tant à ce carnet. Maintenant il était à lui et il n’avait pas envie de le partager avec ce Gaspard.
–..–
Après son service, Louise ouvrit le journal pour chercher si elle pouvait trouver une explication à ce que Pierre avait vu. Après avoir feuilleté toutes les pages sans succès, elle trouva finalement un petit encart à la fin, visiblement ajouté en dernière minute.
« Un événement étrange s’est produit cette nuit. Les vannes de la retenue de Mounain se sont subitement ouvertes, créant une vague importante en aval. Des arbres ont été arrachés, fort heureusement, aucune habitation ne semble avoir été touchée. Les responsables sont intervenus rapidement pour refermer les vannes, ils restent perplexes face à cet incident, l’installation ayant été révisée récemment. Aucune explication n’est avancée pour le moment, des investigations sont en cours. »
Je m’en doutais se dit-elle, il y a bien une explication rationnelle. Bon, ils ne savent pas pourquoi, mais ils vont trouver c’est certain et le mystère sera résolu. Je me demande si je vais en parler à Pierre, il était si fier de me montrer son carnet. Et puis, s’il y croit encore un peu, cela nous donnera l’occasion de revivre une expérience amusante, de se demander ce qui pourrait bien arriver en récitant des phrases magiques à certaines dates bien précises.
–..–
Quand elle lui dit qu’elle n’avait rien vu dans le journal, un frisson parcourut le dos de Pierre : c’était vrai alors ? Le carnet avait réellement un pouvoir ? Il n’y croyait pas complètement, mais le doute s’était immiscé dans son esprit et il en fut quelque peu effrayé, il décida qu’il serait plus sage de s’en séparer. Comme il se refusait à le détruire, le mieux lui sembla de le remettre où il l’avait trouvé et de faire comme s’il ne l’avait jamais découvert. Il rafistola tant bien que mal le coffret, y plaça le carnet puis reprit son courage à deux mains pour monter à l’échelle qu’il jeta ensuite dans le feu. De cette manière, plus de tentation, il ne pourrait plus remonter et le carnet serait oublié.
Il termina ses congés en ayant quasiment achevé les travaux de la première phase. Louise avait bien essayé de reparler du carnet et Pierre éludait à chaque fois, et elle finit par oublier. Elle venait régulièrement et elle eut beaucoup de mal à accepter de ne plus le voir aussi souvent, il ne reviendrait que les week-end à partir de maintenant.
Elle ne resta pas quand ils se furent dit au revoir, elle enfourcha son scooter et disparut, elle ne voulait pas qu’il voie les larmes sur ses joues, ne pas lui mettre de pression. Après l’avoir regardée partir sans se retourner, Pierre se mit en route à son tour, le cœur plein de mélancolie. Sur la route, il se surprit à envisager la possibilité de s’installer à la ferme, il pouvait télé-travailler et se rendre régulièrement dans les bureaux, pourquoi pas. Il avait bien envie de vivre avec Louise et elle ne viendrait certainement pas en ville, c’était donc à lui de venir à elle.
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Quelques kilomètres plus loin, à Beau séjour, le calme régnait. Il n’y avait plus eu de nouvelles crises du vieil homme, il n’y en aurait d’ailleurs jamais plus, il s’en était allé, rassuré, calmement.